Pourquoi on en est arrivé là
Lettre envoyée à Nicolas Hulot en 2004 – Merci pour vos livres. J’ai lu les deux derniers avec beaucoup d’intérêt. Merci pour tout ce que vous entreprenez pour nous réveiller sur les dangers que nous encourrons et sur nos responsabilités. Sur ce dernier point, j’aimerais que vous alliez plus loin dans l’analyse des causes qui nous ont menés à la situation catastrophique actuelle. En effet, si nous ne nous préoccupons pas des causes et cherchons à limiter les effets néfastes d’actions que nous entretenons par ailleurs, nous sommes dans la situation des pompiers-pyromanes et nous n’arriverons pas à échapper à notre destruction programmée. J’ai beaucoup aimé le titre de votre dernier livre « Le syndrome du Titanic ». Il m’a tout de suite parlé. En effet, à l’époque de la sortie du film, je ne comprenais pas l’engouement des foules. En fait, après avoir vu le film, j’ai réalisé qu’inconsciemment les spectateurs se reconnaissaient dans la situation des passagers du Titanic : ils savent inconsciemment que nous sommes sur un bateau qui fonce droit dans l’iceberg et que sans doute peu d’entre nous y survivront.
Sur le thème de « pourquoi on en est arrivé là », j’aimerais partager avec vous quelques-unes de mes réflexions. Je me suis demandé pourquoi nous avons collectivement fabriqué cette société qui génère des désastres écologiques et sociaux majeurs et qui fonce droit dans le mur. J’ai pour l’instant trois éléments de réponse.
Le premier vient de Daniel Quinn, un philosophe écologiste américain. J’ai lu deux de ses livres traduits en français : « Ishmaël » et « Professeur cherchant élève désireux de changer le monde » (le deuxième est la suite du premier). Ce sont deux romans très faciles à lire, on peut les lire à partir de 10-12 ans sans problème. Leur sujet : un gorille nous donne des leçons d’anthropologie sur l’espèce humaine. J’ai lu aussi un de ses discours, « La nouvelle renaissance », publié en anglais sur son site (ishmael.com). Quinn distingue « ceux qui prennent » (le modèle quasi hégémonique désormais) qui fonctionnent sur l’exploitation (de la terre au départ), l’accumulation et l’expansion géographique, et « ceux qui laissent » : les sociétés primitives qui vivent en harmonie avec la nature (modèle quasi disparu aujourd’hui). Il pense que notre comportement de « preneurs » résulte d’une croyance erronée, celle de nous voir, nous les humains, comme une espèce à part du reste de la nature. Tout vient de là. Cette croyance de nous croire distincts, différents, de reste de la nature explique toutes nos attitudes d’exploitation de la planète.
Le second élément de réponse est aussi lié à une croyance collective : la croyance en la rareté. Nos théories économiques ont été fondées sur le postulat de la rareté. Elles sont encore enseignées aujourd’hui sur cette même base. Nous sortons en effet de millénaires d’économie de rareté : il n’y avait pas suffisamment de biens de base pour tout le monde et nous nous sommes battus pour survivre. Or les choses ont changé depuis la révolution industrielle. Nous sommes aujourd’hui en Occident dans une économie de surproduction : il y a trop. Sans doute pas de tout mais de beaucoup de choses. Il y a largement de quoi assurer la subsistance de chacun. Et même à l’échelle de la planète si nous le décidons. Pour que le système socio-économique actuel continue de fonctionner, il nous crée de faux besoins et il crée aussi la rareté… monétaire ! Plus de 95 % des échanges monétaires se font dans la « bulle » spéculative. Le reste sert aux échanges de biens et services de tous les agents économiques. C’est totalement absurde. Une nouvelle économie doit être pensée partant de la réalité des capacités de production extraordinaires actuelles, tenant compte des limites de la planète, cherchant à réparer les désastres en cours et mettant en place un nouveau système de création monétaire et de distribution de l’argent. La création monétaire est un sujet en soi, tout à fait fondamental également pour expliquer notre société de croissance. « Tu croîs ou tu meurs » : tel est aujourd’hui le dilemme des producteurs soumis à l’endettement vis à vis des banques privées. Ces dernières sont les seules autorisées à créer de la monnaie aujourd’hui et le font dans un but de profit : on marche sur la tête ! On peut avoir des renseignements sur le sujet à l’ADED, association pour les droits économiques et démocratiques (Denis Gauci) : ADED.mail@wanadoo.fr
Le troisième élément de réponse, plus psychologique, vient de l’anthropologue canadien Pierre Maranda. Notre système économique capitaliste reflète nos manques affectifs. Notre culture judéo chrétienne a généré des structures de parenté « étroites » qui nous placent toujours en demande d’affection. Ces manques affectifs ont généré une insécurité fondamentale. Prendre, accaparer, accumuler, posséder sont des réponses à ces manques. Ces traits de caractère ne sont pas inévitables. On ne les retrouve pas dans la société primitive mélanésienne qu’il a étudiée, l’ethnie Lau.
En fonction de ces réflexions et suite à «L’appel à l’insurrection des consciences » reçu fin 2001, je me suis engagée dans la pré-campagne électorale de Pierre Rabhi en 2002. La « décroissance » est sans doute une solution pour nous sortir de l’impasse. Elle n’est pas un modèle de société, elle est un chemin pour sortir du modèle hégémonique de croissance actuel, chemin qui s’appuie sur un comportement qui sera primordial dans le nouveau modèle à bâtir : la sobriété heureuse, la simplicité volontaire. A terme, il s’agira de vivre dans un modèle de société équilibré, il ne sera plus nécessaire de parler de décroissance. Les éléments de base que je vois pour ce nouveau modèle sont les suivants :
– Une économie fondée sur le partage équitable des richesses : nous avons largement de quoi subvenir aux besoins de chacun. Notre tâche est de partager correctement ce que nous créons : entre le Nord et le Sud, dans chaque pays. Ce devrait être d’ailleurs aujourd’hui notre plus grand défi !
– Une économie fondée sur le respect de la nature, de la Terre, de tous les êtres vivants : nous aurons intégré la nouvelle croyance, chère à Daniel Quinn : l’homme fait intégralement partie de la nature, il n’en est pas distinct.
– Une économie fondée sur le respect de l’autre et sans doute sur le don. Il me semble que nous pouvons évoluer jusqu’à partager la croyance qui est désormais pour moi une évidence : « ce que je fais à l’autre c’est à moi que je le fais ». Dans cet état d’esprit, nous sommes forcément préoccupés du bien de l’autre.
J’ajoute que le modèle de concurrence dans lequel nous vivons, entre pays, entre entreprises, entre humains, n’est pas viable à long terme : nous nous entretuons, nous nous excluons. Nous sommes arrivés à une époque où ce modèle montre qu’il a atteint ses limites autodestructrices : une société riche où il n’y a de place pour presque plus personne ! Il a pu nous sembler à une époque que ce modèle de concurrence acharnée existait dans la nature (la fameuse « loi de la jungle »). Je pense que ce qui prévaut dans la nature est davantage la complémentarité et la coopération. Voilà sur quoi appuyer notre nouveau modèle de société.
Merci donc de parler de changements nécessaires. Peut-être pouvez-vous solliciter différentes personnes pour poursuivre ce que vous impulsez : pour réfléchir à un nouveau modèle économique, pour promouvoir une décroissance soutenable. Elle est un moyen de sortir (en douceur ??) du modèle suicidaire actuel. Elle est aussi un moyen de mettre en place individuellement et collectivement un nouveau mode de vie de simplicité volontaire et, corollairement, de découvrir les richesses intérieures qui nous rendent vraiment heureux : créer, communiquer, aimer, contempler, partager…
Pour terminer sur une note poétique, je vous fais cadeau d’un conte écologique que j’ai écrit : vous pourrez l’offrir ou le conter aux enfants qui visitent votre fondation. Et si un jour, vous connaissez quelqu’un intéressé pour en faire un dessin animé, ce serait bien volontiers. Il s’appelle « Le dernier dragon » et il est extrait de mon dernier recueil de contes « Les yeux de paix », éditions Opéra.
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