Crise énergétique majeure

La semaine dernière, je rencontre le mari d’une amie, il était comme sonné, il travaille dans une société qui conseille les entreprises dans leurs choix énergétiques. Il nous explique que le prix de ce qui se vendait à 80 € l’an passé en électricité avait atteint 1000 € cette journée (le mégawattheure si j’ai bien compris). Quinze jours plus tôt, les marchés étaient déjà devenus fous avec des prix à 300 ou 400. Il est en contact avec des entreprises qui devront cesser leur activité car elles ne peuvent supporter ces tarifs. Il nous rappelle que les particuliers sont pour l’instant épargnés en France du fait du « bouclier énergétique » mis en place par le gouvernement qui prend à sa charge ces hausses… Quelques jours plus tard, le porte parole du gouvernement annonçait que cette protection ne durerait pas longtemps…

Le lendemain de ma rencontre avec ce spécialiste, je découvre sur Facebook le très long article de Jean-Pierre Goux (mathématicien et écrivain que je connais par son très bon roman Le siècle bleu). Je découvrais à cet instant qu’il avait dirigé 17 ans une société qui établissait les prix de l’énergie. Cet article confortait tout ce que je venais d’entendre. Je vous le recopie ci-dessous, malgré sa longueur.

Les média diffusent eux aussi de l’information sur la crise énergétique actuelle, les appels aux économies sont nécessaires mais tout à fait insuffisants, surtout quand ils proviennent d’un gouvernement champion du gaspillage… Des groupes solidaires se mettent en place localement, un peu partout, pour vivre les transitions actuelles : Solaris, Synaps

article de Jean-Pierre Goux du 25 août 22
Crise énergétique. Je suis comme beaucoup en dissonance cognitive, entre l’impression coupable d’avoir malgré tout passé un bel été et le sentiment que nous vivons une situation climatique totalement anormale qui ne peut qu’empirer si rien ne change. À ces crises physiques structurelles, concrétisation des scénarios les plus pessimistes devenus réalité à cause de notre inaction, va venir s’en ajouter une autre à très court-terme qui m’inquiète encore davantage : une crise énergétique sans précédent. J’aurais pu parler de la crise alimentaire, mais contrairement à l’énergie je n’y connais rien, même si ces deux sujets sont en partie liés (il faut par exemple du gaz naturel pour produire certains engrais dont le prix va aussi exploser).

Cette crise énergétique sévit déjà pour certains et s’annonce cataclysmique pour cet hiver si rien ne bouge géopolitiquement ou en termes d’offre de demande. Elle a des composantes structurelles dans une situation énergétique mondiale très tendue avec la reprise post-covid, mais elle est surtout la conséquence d’une conjoncture européenne très défavorable : évidemment une très forte réduction des exportations de gaz russe suite à la situation ukrainienne, mais aussi à un niveau de disponibilité historiquement bas du parc nucléaire français (lié à des problèmes de corrosion qui, malgré les efforts, risque de ne pas redevenir disponible avant le printemps) et une faible production des renouvelables. Certains ont l’habitude d’entrevoir cette crise par le prisme des volumes à répartir, mais c’est en termes de prix qu’elle prend toute sa complexité.

Hier, les prix du gaz naturel à terme pour cet hiver en Europe ont atteint les niveaux jamais atteints de 300 euros du MWh gazier et 750 euros du MWh électrique (c’est l’entreprise que je dirigeais jusqu’à fin 2019 qui détermine ces prix et organise les flux européens gaz/électricité). Ce niveau de prix ne vous dit certainement rien (nous ne connaissons que le prix de l’essence à la pompe) mais ils sont – pour simplifier – dix fois plus importants qu’avant la crise ukrainienne. Pour avoir vécu avec ces prix chaque jour pendant 17 ans, je ressens ce niveau hors-norme physiquement dans mon corps. C’est effrayant. Imaginer un prix de l’essence à la pompe à 10 euros le litre. Les conséquences économiques et sociales d’un tel prix de l’essence seraient cataclysmiques et alors que nous sommes encore en T-shirt, c’est ce qui va arriver dans quelques semaines sur le gaz et l’électricité (le chauffage pourrait commencer à s’activer mi- octobre). La crise des gilets jaunes à côté n’était rien.

Face à cette crise, les Français ont fait pour l’instant preuve de somnambulisme par rapport à d’autres pays européens. Ce sujet n’occupe quasiment aucune conversation (tout juste quelques commentaires sur l’équipe gouvernementale) car les particuliers sont protégés par le « bouclier tarifaire » mis en place par le gouvernement jusqu’à la fin de l’année. Nous vivons donc dans l’insouciance (même si Emmanuel Macron a dit hier que le temps de l’insouciance était terminé, mais sans se référer explicitement à cette situation-là) et l’État va régler la différence pour s’acheter la paix sociale. Cependant ce facteur 10, le coût pour l’État sera ahurissant et insoutenable (j’ai lu qu’en Allemagne, à ce niveau de prix, la facture électrique pourrait représenter 10% du PIB, ce qu’aucun État ne peut régler sans endetter massivement les générations futures). Cette mesure ne touche cependant que les particuliers et les entreprises françaises commencent à être frappées de plein fouet par ses prix ahurissants. Beaucoup risquent de devoir arrêter leurs productions, se mettre en chômage partiel ou restructurer leurs activités. J’ai des discussions avec de nombreux industriels dans ce sens.

Paradoxalement, c’est en partie parce qu’il existe des États qui offrent ce type de boucliers (totalement justifié pour les plus pauvres) que les prix explosent. En effet, le prix de marché est toujours la résultante entre une offre et une demande.

Lorsque le prix augmente, la demande devrait donc fléchir (mesures d’économie d’énergie, récession ou baisse de la demande industrielle) et les prix à leur tour baisser. Mais si vous avez l’assurance (pour combien de temps ?) que les prix n’augmenteront pas, vous ne changerez pas vos comportements et les prix (payés par l’État, c’est-à-dire par nous… contribuables) s’envolent à cause de cette inélasticité partielle de la demande. Dans la plupart des autres États européens, ce genre de bouclier n’existe pas et on voit (avec beaucoup de souffrance) la demande déjà un peu bouger (mais la demande gazière du côté des particuliers est basse en été, donc rien n’est pour l’instant visible, à part la hausse des prix). Un ami belge vient de me dire que les prix du gaz pour son appartement avaient par exemple triplé, que les prix de l’électricité avaient quadruplé et ceux du chauffage avaient quintuplé. Les marchés européens étant interconnectés, si certains Etats baissent leur consommation et d’autres la maintiennent, l’effet sur les prix sera moindre ou nul. De plus, comme beaucoup craignent des blackouts sur l’électricité (sur le gaz, il n’y a pas vraiment d’équivalent du black out, car une fois le réseau – notamment de distribution – hors pression, il est très compliqué de le rétablir), on observe une prime de risque très importante, ce qui accroît encore le prix.

Face à cette situation sans précédent, les foyers les plus mal isolés sont souvent ceux des plus démunis, révélateur criant de la précarité énergétique et la nécessité de remédier aux passoires thermiques. Parmi les citoyens des pays déjà exposés à ces prix, les plus civils/rationnels sont en train d’analyser quantitativement leurs besoins pour voir comment réduire leur consommation, isoler leur logement, acheter du bois de chauffe (dont le prix explose aussi) ou réfléchissent même à déménager ou à partager des logements. D’autres se préparent à être des « passagers clandestins » et à se fondre dans la masse du chauffage collectif (la situation est explosive dans les copros de ces pays-là), à ne pas payer leurs factures si elles sont individualisées (à l’instar du mouvement « Don’t pay UK » qui appelle à la cessation des paiements des factures d’énergie à partir du 1er octobre, ce qui risque de provoquer la faillite de leurs fournisseurs qui eux achètent et payent l’énergie, posant la question crue du fournisseur de dernier recours) et certains appelleront même à l’insurrection, alimentée par des partis d’opposition mais aussi des puissances étrangères ayant intérêt à la révolution.

Cette situation cauchemardesque et explosive inquiète évidemment au plus haut niveau les États européens (qui multiplient les analyses pour voir comment faire baisser la demande, notamment chez les industriels) et aussi les « élites » françaises. La communication des États envers les citoyens sera cruciale pour faire front, mais en France, compte tenu du fort ressentiment à l’égard de l’Élysée, cet exercice s’annonce déjà très délicat. A voir les commentaires épidermiques à toutes les mesures annoncées, bien en-deçà pourtant des enjeux. Il faudra pourtant beaucoup de courage et de clarté pour mener la barque.

Alors qu’il n’y a plus que quelques semaines avant le démarrage des chauffages, certains États qui savent qu’ils ne pourront pas payer ou ne veulent pas de révolution vont certainement quitter le « front uni européen » par rapport à la Russie et engager des discussions bilatérales (à l’instar de la Bulgarie), pour « passer l’hiver » alors que bon nombre de citoyens européens n’ont « rien à faire » de l’Ukraine. C’est précisément ce que Poutine cherche à faire : disloquer les liens entre les États et les citoyens, afin de négocier un accord tout en sa faveur ou même ébranler économiquement l’Europe tant qu’à faire. Dans les cellules diplomatiques et les états-majors militaires, l’ambiance ne doit pas être au beau fixe.

Qu’espérer ? Tout d’abord on ne peut pas trouver magiquement du gaz. Une bonne nouvelle en provenance du parc nucléaire français serait bienvenue, mais pour l’instant les nouvelles vont plutôt dans l’autre sens : le retour en ligne des tranches arrêtées est plus lent que prévu. Dans cette situation, on peut aussi imaginer une reprise en main des marchés (et des actifs) plus ou moins totale par les États (certains y réfléchissent), mais cela est complexe à organiser en quelques semaines et ne changera pas la réalité physique/commerciale sous-jacente, donc pas forcément les prix. Ils peuvent aussi ponctionner les profits records de certains producteurs notamment dans l’électricité où certains profits indécents sont constatés, ce qui est moins probable dans le gaz où les producteurs ne sont pas européens (l’Europe importe 83% de son gaz). Certains parient sur l’effondrement à court terme de l’économie russe, mais la hausse des prix du gaz et du pétrole fait encore leurs bonnes affaires et il est possible que notre économie soit bien plus exposée que la leur.

L’attitude énergétique des États-Unis sera également à suivre.

Pour l’instant, ils ont exporté massivement (à prix d’or) du gaz vers l’Europe mais cela a amené leurs prix du gaz à s’envoler. A l’approche des midterms (où beaucoup redoutent un retour des trumpistes) et de l’hiver, de nombreux analystes prévoient une baisse des exportations alors que l’on aurait souhaité qu’elles augmentent. L’intensification et l’extension de la guerre en Europe peut aussi être une possibilité, mais je ne préfère pas l’évoquer. Certains États comme la Chine ou la Turquie pourraient enfin jouer les rôles d’intermédiaires de négociation et de « sauveurs », ce qui gênerait évidemment les États-Unis et préfigurerait une redistribution des hégémonies, dans un monde toujours plus multipolaire. On peut enfin, comme parfois cela survient, espérer l’improbable, qui pourrait magiquement nous faire passer cette période (par exemple un hiver très chaud, ce qui est une possibilité) mais qui ne résoudrait en rien la crise conjoncturelle et structurelle à laquelle nous faisons face. Les limites planétaires nous cernent, cette crise comme celle du covid et de l’alimentation, en sont les manifestations.

Que faire dans cette situation ? La première valeur à nourrir avant tout est l’entraide. Si nous sommes séparés et opposés, on ne passera pas. Qu’on la veuille ou non, qu’on en conteste le fondement, cette crise est l’affaire de tous. A court terme, les économies d’énergie paraissent inéluctables, accompagnées ou forcées, il faut à mon sens s’y préparer et les encourager, bouclier tarifaire ou pas. Si l’on essaye d’être positif, c’est l’occasion unique (mais très désagréable) de comprendre et questionner nos besoins énergétiques, de réfléchir au poids de ceux-ci dans ce monde en surchauffe. Cette crise ramène la réalité que notre aptitude au déni occulte lorsque « tout va bien » en apparence.

Si on élargit encore le point de vue, c’est l’opportunité de réfléchir au monde que nous voulons vraiment. Dans cette situation de faiblesse souveraine européenne, prise dans l’étau entre les États-Unis et la Russie, nos propositions utopiques risquent néanmoins de ne pas émouvoir les forts. À moins que tout le monde pâtisse tellement de ces crises que les peuples aient intérêt à s’asseoir ensemble pour parler ensemble de notre avenir commun.

Dans tout cela, une grande pensée pour toutes les équipes des gestionnaires de réseaux de gaz et électrique dont le rôle va être crucial, et aussi pour les équipes des différents gouvernements (dont le nôtre) qui auront à affronter cette nouvelle crise.

Si vous avez des éléments (voir même des bonnes nouvelles), que j’aurais omis pour compléter cette analyse, je suis preneur.

Pour ma part je ne peux que constater que les coûts de production de l’électricité se sont totalement décorrélés des prix de marché. Aujourd’hui on en est à 880€/MWh pour la CAL Base 2023, donc très très loin de ce que cela coûte à produire (même si ce coût a augmenté à cause du gaz). Ce marché de gros de l’électricité est devenu un marché financier sur lequel une bulle spéculative s’est manifestement formée. Compte tenu de l’importance de l’électricité pour notre économie et nos vies, ce mode de fonctionnement est à mon sens à revoir urgemment…

En fait, ce prix n’intègre pas que le prix de revient… il intègre aussi comme je l’explique le prix de la défaillance, c’est à dire des heures où l’équilibre offre/demande ne peut pas se faire. C’est la probabilité ultra forte de ces occurences multiples qui fait exploser les prix, pas que l’évolution du prix marginal. Les gouvernements français et à Bruxelles parlent depuis 6 mois d’une réforme du mécanisme de fixation de prix, mais je n’ai rien vu comme proposition concrète. A part le retour aux monopoles nationaux, pas sûr qu’il y ait un intermédiaire entre ça et la libéralisation. Un casse-tête européeen à coeur ouvert.

Article présent dans la rubrique Ce qui me tarabuste, Le dysfonctionnement de l'économie.
 
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5 commentaires

  1. Agnès :

    Gloups…!
    Merci de cet article .
    Comment favoriser la solidarité…pour tous, tout en s’accrochant à un certain optimisme…?
    Vaste programme d’equilibriste de haut niveau…qui ne peut se réaliser sans sortir du connu .
    On en parle …?
    Merci

    Le 3 septembre 2022
  2. Marc :

    Bonjour.

    Un article intéressant et complémentaire : https://lagedefaire-lejournal.fr/la-crise-du-marche-europeen-de-lelectricite/

    Bonne lecture.

    P.S : « rien n’est constant, sauf le changement. » (adage bouddhiste)

    Le 14 septembre 2022
  3. Geneviève :

    à Marc : oui très intéressant ce (court) article. Il rejoint la présentation de cette vidéo très intéressante (22 minutes) qui explique que la hausse des prix de l’énergie est surtout due à la libéralisation à outrance des secteurs stratégique de l’énergie https://www.agoravox.tv/actualites/economie/article/l-arnaque-des-prix-de-l-energie-93452

    Le 14 septembre 2022
  4. Franck :

    heureusement, depuis l’UE a fixé un prix plafond pour le KWH de gaz, enfin me direz vous et quelques centrales en réparation sont à nouveau disponibles. on a frôlé la catastrophe…
    par contre, à ma connaissance le prix du KWH n’est toujours pas décorrélé de celui du gaz, et c’est une ineptie.

    Le 25 janvier 2023
  5. Geneviève :

    oui Franck, merci. J’ai compris que l’Espagne et le Portugal étaient sortis de l’accord européen corrélant le prix de l’électricité à celui du gaz… La France, non. J’ai la nette impression que nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis.

    Le 25 janvier 2023

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