Les camps du « Bien »

Dans mon livre L’unité, un paradigme pour les temps nouveaux, j’ai écrit : « Nous devons nous méfier de notre « désir de bien faire », de ce qui en nous recherche la « pureté », la « vérité »… et exclut le reste. Nous savons  que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Il n’y a ni religion ni morale à instituer. Comme le disent Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, et Tzvetan Todorov, historien, « la tentation du bien est beaucoup plus dangereuse que celle du mal » (ici)  : c’est au nom de la morale qu’ont été commis les pires crimes contre l’humanité. J’ajouterais que le danger vient d’un mental qui tourne en roue libre, déconnecté du corps, du cœur, du vivant. La prise de conscience de notre profonde unité nous pousse au contraire à allier les polarités, à rechercher des équilibres dans le mouvement, dans la voie du milieu. Il ne s’agit pas de chercher à devenir des personnes meilleures mais de s’accepter, d’accueillir consciemment la vie qui nous anime et que nous sommes. » (chapitre 13, Exercer sa vigilance).

Une récente analyse Qui occupe le lieu vide du pouvoir ? d’un Américain, N.S. Lyons, à propos de la gouvernance aux USA, illustre tout à fait ces propos. En réponse à l’essai de Glen Greenwald dénonçant la main mise du lobby militaro-industriel sur le gouvernement américain qui le pousse à dépenser des sommes de plus en plus faramineuses en armement (et à mener une politique étrangère très belliqueuse) via la corruption des élites, N.S. Lyons montre que les orientations du gouvernement américain en matière d’armement, de politique étrangère (et dans d’autres domaines) s’expliquent bien sûr par la corruption mais aussi et surtout parce que ceux qui participent à ces orientations se considèrent « dans le camp du bien » : « ce que j’ai pu observer pendant toutes ces années est que [le lieu de gouvernance de Washington] est habité presque entièrement, non par des cyniques, mais par des dévots.« 

Ces « dévots » adhèrent au « récit » qui règne dans la sphère dirigeante « nous sommes des modérés, des pragmatiques, des serviteurs de l’Etat, de la grande Amérique, des gardiens des valeurs du bien ». En effet, personne ne veut mener une vie dénuée de sens, la plupart des gens ont soif de sécurité, de se sentir appartenir à un groupe ayant des valeurs. Il est facile et rassurant d’adhérer au récit du groupe dont on fait partie et, insidieusement ensuite, de mettre son énergie à consolider ce groupe, à le renforcer plutôt qu’à prendre du recul et à s’interroger sur le bien fondé de certaines décisions. Ceux qui ruent dans les brancards sont très mal vus et rapidement ostracisés. Les autres, désireux de ne pas perdre leur réputation, voulant rester dans le groupe sécurisant, s’éloignent de lui et cherchent à renforcer le récit du groupe.

On peut observer ce phénomène un peu partout, au sein des institutions, des partis, des écoles de pensée… Il est probable qu’il s’aggrave dans cette période troublée où la pensée binaire, la perte des nuances (et de la réflexion !) font florès. La psychologue Marie-Estelle Dupont l’explique très bien et nous avertit des dégâts que cela occasionne, notamment chez les jeunes. Je vous invite à écouter son excellent interview sur Omerta.

Constater que nos besoins de sens, de reconnaissance, d’appartenance peuvent nous conduire à servir et à défendre notre groupe au détriment de ce qui nous parait/paraissait juste, de ce pour quoi nous nous étions engagés au départ, est assez triste. On en arrive à une société émiettée où chacun campe dans son « camp du bien », cherchant à renforcer le récit de son propre camp et surtout à ne pas chercher à comprendre ceux des autres.

Nous ne sommes pas nos pensées ! Nous ne sommes pas nos opinions ! Ces dernières ne sont d’ailleurs pas si souvent vraiment les nôtres (voir la question des mèmes dans mon article Notre responsabilité) et « qui nous sommes » est bien plus large que tout cela ! Je me rappelle le conte que j’avais écrit Les yeux de paix, où le héros finit par trouver une terre où les hommes vivent en paix, là où « deux personnes qui n’étaient pas d’accord entre elles s’en réjouissaient et faisaient part de leur joie aux autres car cela signifiait qu’elles allaient découvrir quelque chose de nouveau ! »

Puissions-nous trouver notre sécurité dans l’Unité dont je parle, dans la conscience d’être relié à tout le vivant, à bien plus grand que nous ! Cela aiderait au changement de paradigme et à la transition d’une nouvelle civilisation désirable. A ce sujet, découverte aujourd’hui, je vous offre une citation de Soeur Joan Chittister : « c’est du coeur que montent silencieusement les grandes révolutions. Des changements d’une telle ampleur ne renversent pas des systèmes pour ensuite les remplacer. Les grandes révolutions viennent d’une nouvelle pensée qui fait basculer les vieux systèmes, sans tirer un seul coup de canon. Elles abattent des murs que l’on croyait immuables car aucune muraille ne peut emprisonner un peuple qui, par l’esprit, l’a déjà franchie. » Cela aussi est une réalité !


Article présent dans la rubrique Ce qui me tarabuste, Comment on en est arrivé là, Démocratie en question.
 
N'hésitez pas à laisser votre commentaire ci-dessous.

4 commentaires

  1. bruno :

    Merci beaucoup pour ces lectures très bien rendues et qui contribuent à élever la réflexion. La conclusion rejoint pour moi la noosphère à laquelle chacun contribue!

    Le 17 février 2023
  2. Didier :

    Merci .

    Le 20 février 2023
  3. Agnès Dem :

    Bravo , synthèse, éclectisme…limpidité
    Merci

    Le 28 février 2023
  4. Sonia :

    Merci Geneviève de partager ces réflexions avec nous.
    J’aime beaucoup ce passage de ton livre que tu cites : « Il ne s’agit pas de chercher à devenir des personnes meilleures mais de s’accepter, d’accueillir consciemment la vie qui nous anime et que nous sommes. ».
    Car, effectivement, alors, le besoin d’appartenance se régule-t-il autrement ?
    Plus libre et plein, nous allons sans doute différemment dans le monde. Vers le monde. Et faisons monde nous aussi.

    Le 15 mars 2023

Laisser un commentaire !

Votre prénom :
 
Votre message :